Février 1934 : face à la menace fasciste, le sursaut ouvrier28/02/20242024Journal/medias/journalnumero/images/2024/02/2900.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 90 ans

Février 1934 : face à la menace fasciste, le sursaut ouvrier

Le 6 février 1934, plusieurs milliers de militants des ligues fascistes manifestaient à Paris, déclenchant une nuit d’émeute et provoquant la démission du gouvernement du radical Daladier. Alors que Mussolini était au pouvoir en Italie, et que Hitler y était parvenu un an auparavant en Allemagne, la menace fasciste devenait très concrète en France.

Depuis 1930, la France était atteinte par la plus profonde crise économique mondiale que le capitalisme ait connue jusque-là. Baisse du pouvoir d’achat et chômage, total ou partiel, étaient l’obsession de tous les ouvriers. Les paysans, commerçants, artisans étaient également touchés de plein fouet. Cette petite bourgeoisie perdait confiance dans les politiciens modérés ou radicaux usés par le pouvoir et salis par des scandales financiers. À cette crise économique s’ajoutait en effet une crise politique.

Le Parti radical, au pouvoir depuis 1932, était éclaboussé par une affaire de corruption, l’affaire Stavisky. Espérant entraîner derrière elle la petite bourgeoisie au bord du gouffre, l’extrême droite ne manqua pas d’exploiter ce scandale qui dévoilait la pourriture des milieux parlementaires et financiers. Parmi les ligues d’extrême droite, dont certaines se réclamaient du fascisme, on trouvait les Croix de feu. Dirigées par le colonel de la Rocque et soutenues par De Wendel, patron de la sidérurgie, et par Mercier, patron de l’électricité, elles comptaient, en 1934, 35 000 membres et 130 000 sympathisants. De même l’Action Française, organisait 60 000 militants, dans des troupes de choc.

La révocation, par le tout nouveau gouvernement Daladier, de Chiappe, le préfet de police de Paris connu pour ses sympathies fascistes, fut le prétexte pour appeler à manifester le 6 février. Aux cris de « Vive Chiappe » « À bas les voleurs », « Daladier démission », les manifestants armés de matraques, de rasoirs et d’armes à feu se regroupèrent place de la Concorde. Certains se lancèrent à l’assaut du Palais-Bourbon, où les députés étaient réunis pour l’investiture de Daladier. De violents affrontements avec la police éclatèrent et se poursuivirent durant la nuit. Le lendemain, le gouvernement Daladier annonçait sa démission et était remplacé par le très conservateur Doumergue.

Ce n’était qu’une ­demi-victoire pour les organisations d’extrême droite, qui étaient encore loin d’entraîner la masse de la petite bourgeoisie. Elles étaient cependant à l’offensive pour tenter d’exploiter à leur profit la situation de crise. Le 6 février était « la première offensive sérieuse de la contre-révolution unie », comme l’écrivit Trotsky (Où va la France ? 10 juin 1936).

Nombre de travailleurs étaient conscients depuis longtemps du danger que représentaient les ligues fascistes, d’autant que leurs membres n’hésitaient pas à s’attaquer aux militants ouvriers. La crise était profonde et elles pouvaient aider la bourgeoisie à redresser ses profits, en brisant les organisations ouvrières. Face à cette situation, les Partis socialiste et communiste ne semblaient pas vraiment proposer d’alternative.

Le Parti socialiste comptait alors 110 000 militants et, s’il parlait toujours de révolution, il menait une politique réformiste et appartenait à la majorité parlementaire élue en 1932. À sa tête, Léon Blum et les autres dirigeants socialistes appelaient à faire confiance à la démocratie pour redresser la situation et faire barrage aux ligues fascistes.

De son côté, le Parti communiste ne comptait plus en 1933 que 28 000 militants. S’il était né en 1920 dans l’enthousiasme suscité par la révolution russe, ce n’était plus un parti révolutionnaire. La dégénérescence bureaucratique de l’URSS avait entraîné celle de l’Internationale communiste et de tous les Partis communistes, qui suivaient fidèlement les tournants de la politique stalinienne. Celle-ci, qui à cette époque, présentait la social-démocratie et le fascisme comme des « frères jumeaux », avait abouti en Allemagne à la défaite sans combat de la classe ouvrière face au nazisme. En France, à la tête du PC, les Maurice Thorez, Jacques Duclos, Marcel Cachin suivaient cette même politique sectaire faussement radicale, qui coupait les ouvriers communistes des ouvriers socialistes et tournait le dos à la lutte. Le mouvement syndical était lui aussi scindé entre une CGT réformiste et une CGTU liée au PC.

Après le 6 février, les deux partis appelèrent les travailleurs à réagir, mais ils le firent chacun de son côté. Le 7 février, le Parti socialiste lança un appel à une journée de grève et de manifestation pour le 12 février. Le PC proposa de son côté une manifestation pour le 9 février, à laquelle des milliers de travailleurs participèrent, affrontant la police, qui fit six morts et plusieurs centaines de blessés.

Dans bien des endroits cependant, en particulier en province, des milliers de travailleurs n’attendirent pas les consignes de leur direction politique et syndicale pour réagir main dans la main, socialistes et communistes ensemble. Sous la pression de sa base, la direction du PC finit par se rallier à l’appel lancé par le Parti socialiste et la CGT pour le 12 février, en maintenant cependant un itinéraire de manifestation séparé.

Cette journée de grève et de manifestation fut un énorme succès. La préfecture de police dut reconnaître que, sur 31 000 travailleurs des PTT, 30 000 avaient cessé le travail. En région parisienne, les chantiers du bâtiment furent presque partout déserts ; 3 000 ouvriers firent grève aux abattoirs. Au total, il y eut quatre millions et demi de grévistes et la participation aux manifestations fut massive partout dans le pays. À Paris, les deux cortèges, qui devaient défiler séparément, se rejoignirent aux cris de « Unité ! Unité ! », regroupant au total cent cinquante mille manifestants. Dans 160 autres villes également les défilés furent unitaires.

Cette réaction montrait combien la classe ouvrière représentait une force capable d’enrayer la montée de l’extrême droite, ouvrant un espoir. En fait, ce mois de février 1934 marqua un tournant, le début d’une remontée du moral de la classe ouvrière et de ses luttes, qui allaient culminer dans la grève de mai-juin 1936 et créer en fait une situation prérévolutionnaire. Et en effet, dans cette période de chaos économique où commençait une marche à la guerre, l’alternative posée était la victoire de la révolution ou bien celle de la ­réaction et du fascisme.

Pour les organisations ouvrières, Parti communiste et Parti socialiste, il n’était cependant pas question de mener une politique révolutionnaire. Elles n’envisageaient rien d’autre que de se proposer pour gouverner au service de la bourgeoisie, et ce fut le sens de la politique de Front populaire.

Cette politique allait conduire, après les élections de mai 1936 et lors de la grève générale, à la formation d’un gouvernement regroupant PS et radicaux, soutenu par le PC. En appelant les travailleurs à s’en remettre à un gouvernement bourgeois, le Front populaire barrait la route à toute évolution révolutionnaire. En démobilisant et démoralisant rapidement la classe ouvrière il préparait la revanche patronale, celle de la droite et de l’extrême droite, et finalement la guerre et l’arrivée au pouvoir de Pétain.

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